lundi 9 avril 2012

Gestion des compétences : le cas de l'armée française pendant la guerre 14-18


 char Renault FT 17



La Grande Guerre est, pour beaucoup d'historiens, l'événement majeur du XXème siècle, la "clef du destin européen" 1. Une guerre qui, dès le début, fut qualifiée de "suicide de l'Europe" (1 400 000 morts français ; 9 millions, tous pays confondus) tant elle semblait mener à la ruine les belligérants, à commencer par la France et l'Allemagne. Du fait des batailles meurtrières (les "saignées"), l'armée française dut se renouveler fortement : techniquement avec la fabrication de chars d'assaut (Renault), d'avions, de canons... mais aussi humainement. Il fallait remplacer les hommes tombés sur les différents champs de batailles, les soldats du rang et les officiers, trouver des hommes compétents pour mener les troupes. "Dès la fin de 1915, la moitié des officiers de carrière de 1914 ont été tués ou blessés grièvement tandis que les survivants montent en grade et viennent souvent occuper des postes dans des états-majors aux effectifs croissants" 2. Ce qui favorise aussi une grande mobilité interarme. La fin de la cavalerie libère 4 800 officiers, versés dans l'infanterie et les armes "nouvelles" que sont les chars et l'aviation. "A l'exception de l'infanterie, ces mouvements de personnels enrichissent les différentes armes. Les officiers (...) ont endossé l'uniforme sans a priori sur la tactique et avec leurs connaissances civiles" 3. Ce sont essentiellement des officiers de "complément", autrement dit des réservistes. Ils mettent en oeuvre leur créativité et leur détermination pour développer l'efficacité de leurs troupes. "Au printemps 1915, le lieutenant de réserve Cailloux emploie ainsi pour la première fois des engins à chenilles (ses propres tracteurs agricoles) pour tirer des canons dans les Vosges" 4. Beaucoup des officiers affectés à l'artillerie sont des Centraliens : ils y développent un esprit technique et scientifique. Dans les services de renseignements, ce sont les Normaliens qui "prennent les commandes" : les compétences (maîtrise d'une ou plusieurs langues étrangères, connaissances des pays...) priment bien souvent sur les grades dans l'organisation des services 5.
Dans le même temps, l'armée doit faire face à un autre problème, celui de la "mémoire professionnelle". Les artilleurs, moins touchés par les saignées du début de la guerre, ont préservé celle-ci et passent, en 1918, sans problème de la guerre des tranchées (1915-1917) à la guerre de mouvement (stratégie des années 1914-1915). A l'inverse, l'infanterie, décimée au fil des années, n'a plus cette mémoire professionnelle, et son commandement est bien souvent entre les mains d'officiers peu aguerris, surpris par cette stratégie "nouvelle" pour eux. Les batailles de 1918 sont des opérations où l'artillerie, les chars et l'aviation prennent une place majeure. En 1917, le Maréchal Haig lance une attaque qui le conduit jusqu'à Cambrai. "Cette bataille de Cambrai apportait (...) un enseignement d'importance : il était désormais acquis que, sans aménagement de terrain, sans préparation d'artillerie, les chars, opérant par grandes masses avec l'infanterie et bénéficiant de l'appui d'une puissante artillerie, pouvaient d'un seul élan, par l'effet de surprise enlever tout un système défensif fortifié" 6. Leçon retenue par le haut commandement français, qui la mit en application dès 1918. Entre temps, la doctrine stratégique a été complètement revue.
Face à une "crise" de grande ampleur, l'armée française a su s'adapter, faire monter de nouvelles compétences, changer de vision. De même, il serait intéressant de voir comment l'économie française assura l'effort de guerre. Bien que privée de ses régions sidérurgiques, en 1918, la France produisait plus que l'Allemagne, au prix d'une "véritable reconversion industrielle" 7. En novembre 1918, l'armée française disposait de 2 000 chars (200 pour l'Allemagne), alors même que l'accord de fabrication n'avait été donné qu'en janvier 1916 !

1940, "l'étrange défaite" 8. "Cette magnifique machine à vaincre (celle de 1918) s'est écroulée en quelques semaines (...) La raison principale ? Les savoirs-faire en oeuvre en 1918 nécessitaient un entretien permanent. Or, dès le début des années 1920, la démobilisation et la dissolution des grands états-majors entraînent un décalage entre une doctrine cohérente et les compétences disponibles pour l'appliquer" 9
La gestion des compétences, une des innombrables leçons de l'Histoire 10.


1 NRH n°39, nov-dec 2008 "1918, la grande illusion".
2 Guerres et Histoire n°5, 2012, "1918, l'armée française à son zénith".
3 idem.
4 idem.
5 Michaël Bourlet , « Des normaliens dans les services de renseignement du ministère de la guerre (1914-1918) », Revue historique des armées, 247 | 2007, [En ligne], mis en ligne le 21 juillet 2008. URL : http://rha.revues.org/index1823.html. Consulté le 09 avril 2012.
6 NRH n°32, sept-oct 2007, "1917, l'année fatale".
7 Jean-Baptiste Duroselle, La Grande Guerre des Français, 1914-1918, coll Tempus, Perrin, 2002.
8 Marc Bloch, L'étrange défaite, coll Folio histoire, Gallimard, 1990 (texte rédigé de juillet à septembre1940).
9 Guerres et Histoire n°5, op. cit.
10 "Je me rends mieux compte aujourd'hui que (le) matériel, certainement insuffisant, ne manquait cependant point autant qu'on l'a dit. Il manquait sur le front. Mais nous avions, à l'arrière, des chars immobilisés dans les magasins et des avions qui ne volèrent jamais. Les uns comme les autres, parfois en pièces détachées. (...) Est-il exact que, comme on me l'a dit, il fallut détruire sur le terrain un grand nombre d'avions, faute d'aviateurs capables de leur faire prendre l'air ? (...) Je connais un aviateur civil, dûment mobilisé, qui, durant toute la guerre, n'a jamais été autorisé à monter un avion militaire", M. Bloch, op. cit.



char Renault FT 17

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